A propos de l'oeuvre de Carol Bailly
Comment donner à la vie quotidienne une dimension romanesque. Regardez les dessins multicolores de Carol Bailly et vous y découvrirez quelques ingrédients piquants.
La vie d'une ménagère à notre époque prend des allures de poème épiques. La monotonie du repassage hebdomadaire, les repas sans cesse préparés et les vaisselles jamais terminées, l'éducation des enfants, les courses dans les supermarchés, la vie amoureuse enfin, l'artiste fribourgeoise les aplatit sur le papier avec force, détails mêlant texte et image pour raconter, dédoubler, ironiser, insister. Cette archéologie de la banalité se cristallise dans une série d'oeuvres réalisées en 1994 et consacrée à la figure de Cléopâtre.
Carol Bailly s'est entichée de la star, qu'elle appartienne à l'histoire, à la légende ou au cinéma. Cléopâtre réunit toutes les fables, vit dans l'Égypte pharaonique, est incarnée par Liz Taylor dans un péplum mémorable et trouve en Carol Bailly un alter ego dans la correspondance physique que l'artiste se plaît à accentuer: elle adopte pour un certain temps la coiffure de l'actrice américaine dans le film. La vie et l'art forment une seule entité pour Carol Bailly dont les thèmes, les protagonistes, les objets, les dialogues parfois s'échappent d'un quotidien visité par la dérision, l'humour le sens du drame aussi.
Cléopâtre incarne la beauté, le pouvoir, la séduction, la victoire de la femme sur l'homme. Héroïne hors du commun son destin se révèle pourtant trafique. Un glissement une superposition de figures s'opère dans l'imagination de Carol Bailly et la reine d'Égypte prend soudain les traits et le nom de Marilyn Monroe. L'artiste décline alors , au travers de ses avatars, les multiples vies d'une Cléopâtre réinventée, sublimée qui oublie rapidement trône, aspic et pyramides pour embrouiller les fils d'intrigues amoureuses contemporaines et démêler les situations les plus excentriques.
Les ors, oranges, jaunes dominent les dessins de cet ensemble. Les motifs décoratifs rivalisent de richesse et ajoutent à la fantasmagorie de ces enluminures. La feuille est pleine à craquer; les blancs se rétrécissent. Animaux, objets de toutes sortes, ornements variés, remplissent de manière compulsive un fond qui disparaît avalé. Les mots racontent des histoires rocambolesques mais ils nient aussi, dans les interstices brouillés, les sentiments de Carol-Cléopâtre: je suis triste, je suis morte, je ne vaux rien. La composition déstabilise le spectateur pris entre le carnaval, la mascarade burlesque et la tragédie, la violence des affections.
L'image de Carol Bailly ressemble à la fois à une image du pop art, naissant de la publicité, de la télévision, de l'affiche, des slogans. Le lieu commun le trivial, le déjà-vu, l'archi-connu cohabitent avec le factice, l'enfantin, le primesautier. Mais le "on", présidant généralement à l'image publicitaire s'articule ici en "je". L'identification à Cléopâtre permet l'aveu; le travestissement engendre le rêve et l'illusion; la fable projette la réalité dans le romanesque. Pour une survie meilleure.
Véronique Mauron
Historienne de l'art
Lausanne, juillet 1996