Joël Racine
Saisir?
Un instant, une goutte, un mouvement?
Si tu fermes les yeux tu dessines tes paupières en dedans. Tu imprimes la lumière. Tu exprimes l'oeil. Si tu presses avec les doigts en dedans les formes se précisent.
Mais tu sais autrement les formes. Tu les devines tu les esquisses, tu les soupèses, tu les déploies et elles se rient de toi peut-être.
Là sur la rive, tu te penches sur l'eau, presque à tomber. Tu oublies que tu sais nager.
Tu veux oublier; ne voir plus que l'eau et te demander: qu'est-ce que c'est? Comment ça bouge en amont? Comment ça vit en aval? Comment ça coule? Pourquoi ça lèche la rive ce clapotis?
Pêle-mêle poudre de pollen, brindilles (de bouleau?), bulle inopinée, reflet du ciel, lunules, cils, tourbillons, îles.
Ce qui passe là, passe comme l'instant.
Saisir?
Tu hésites à faire violence - une violence, la représentation - violence faite au monde pour le comprendre, oui.
Tu te penches sur l'eau et tu oublies. Tu oublies pourquoi tu la regardes. Tu oublies que c'est de l'eau. Tu vois ta vie. Tu vois tes amours. Tu vois ta sueur. Tu vois les rires et les pleurs. Et puis tout se brouille: une queue de poisson, clac.
Tu n'hésites plus.
Tu prends le risque: le risque de saisir l'instant, de le figer, de l'exposer.
Tu as vu l'eau, plongée en origine saoule, et tout ce qu'elle charrie.
Tu l'a vue autre, belle, labile, sombre et claire tout ensemble.
Saisissante.
Le vertige t'a pris, pâle, tu as fermé les yeux - rouverts sur le pineau, agrippé au réel.
Tu as saisi l'eau, son oubli offerte sur la toile.
Voici voilà, clames-tu, voilà l'eau, saisie.